Innovation Sociale

Le concept « d’innovation sociale » est largement usité par un grand nombre d’institutions et de professionnels pour qualifier des pratiques sociales nouvelles, en réponse à des problèmes récurrents dans l’organisation de la société. Si ce concept attire autant l’attention aujourd’hui, c’est qu’il fait l’objet d’une labellisation. L’attribution d’un “label” innovation est le signe d’une reconnaissance de la légitimité d’une action, en permettant de la distinguer des autres, mais également de rentrer dans des grilles budgétaires et/ou de financements. Encore faut-il qu’elle soit reconnue par “d’autres” comme étant effectivement “innovante”….

Comme de nombreux termes génériques, l’innovation sociale” est un mot-valise, utilisé par tous sans pour autant qu’il existe un consensus sur sa définition. C’est pourquoi son utilisation et sa signification peuvent être interrogés. De nombreuses approches et ouvrages et/ou articles de nature scientifique proposent une définition à cette notion.

Par exemple pour Schumpeter (1975), qui est l’un des premiers à traiter de l’innovation , l’innovation réside dans le processus qui mène à la généralisation, voire à la création de l’usage social de l’invention. Pour Veblen (1970), qui complète et va même au-delà de l’analyse de Schumpeter, l’innovation sociale comme angle d’analyse permet de mettre en relief les effets de réciprocité entre la technique/technologie et l’environnement social dans lequel elle est adoptée/utilisée.

Plus tardivement, la réflexion de Chambon, David et Deverey (1982) distingue 3 aspects:

  • L’innovation sociale n’est pas gratuite, elle est le produit d’un besoin, d’un désir, d’une aspiration, ou, encore, elle découle d’une recherche de solutions à un problème social.
  • L’innovation est politiquement orientée. Elle vise une amélioration de la qualité de vie. Elle apparaît en réponse à ce qui est vu comme l’incompétence des grandes institutions sociales considérées comme incapables d’assurer cette qualité.
  • Plus les besoins financiers sont importants, plus il est difficile de ne pas faire financer l’expérience sociale par l’État. Se pose alors la question de la difficile relation entre l’innovation sociale et l’État.

Enfin, pour le Centre de recherche sur l’innovation sociale (CRISES) “l’innovation sociale, en plus de se définir par sa nature matérielle et immatérielle et par son caractère novateur (initiative nouvelle, révolutionnaire, adaptée, renouvelée), se définit par son processus. Ce dernier se caractérise, entre autres, par la participation et la coopération d’une diversité d’acteurs, par l’échange et la création de connaissances et d’expertises et par la participation des utilisateurs ou usagers (preneurs).” (Rollin et Vincent, 2007)

Une tendance générale se dégage de ces définitions, nous pouvons mettre en évidence plusieurs champs récurrents, qui semblent structurer le processus d’innovation sociale. Tous sont marqués par leur dimension relationnelle. Ces champs sont les suivants :

  • le territoire : La dimension sociale de l’innovation réside ainsi dans « sa dimension relationnelle induite par l’intensité des interactions. Elles sont facilitées par la proximité géographique (faible distance entre les acteurs facilitant les échanges)  organisationnelle (coordination des agents permet l’action collective organisée) et institutionnelle (dimension identitaire sur les valeurs et principes communs qui vont guider les acteurs dans la démarche commune) autour d’un objectif partagé par le développement d’une confiance (et conscience) collective.
  •  le modèle économique : l’innovation sociale mobilise des acteurs de tout type : public, privé, société civile ou juste citoyens, et tous répondent à des modèles économiques différents. Cela favorise des économies et des modèles hybrides mélangeants des ressources marchandes, non marchandes et non monétaires.
  • la gouvernance : l’innovation sociale renvoie à une modification des relations sociales, ce qui se traduit notamment en termes de gouvernance. Elle sous-tend des gouvernances élargies à du partenariat public-privé, mais surtout ouvertes sur des instances d’usagers, salariés et/ou citoyens dans des logiques de participation et non de simple consultation.
  • l’empowerment : L’innovation sociale s’inscrit généralement dans le cadre de dynamiques “part le bas” bottom up, avec à son origine des initiatives citoyennes qui tentent de résoudre un problème social, avec le souci d’intégrer les usagers/citoyens pour les rendrent acteurs de la construction de la réponse.

Il reste pourtant des aspects de l’innovation sociale qui continuent de faire débat :

  • l’innovation sociale doit-elle se comprendre comme l’extension ou l’appropriation d’une innovation technique ?
  • l’innovation sociale doit-elle nécessairement répondre à un besoin dans sa phase de conception, ou peut elle être issue d’une expérimentation, d’un hasard ? Dans sa dimension de réponse à un besoin, l’innovation sociale s’inscrit dans un caractère correcteur de l’incapacité de certains publics à accéder à des biens ou services par le biais du marché ou de l’action publique classique.
  • Quelle est la place de l’utilisateur, de l’usager dans le développement d’une innovation sociale? Comment articuler des dynamique bottom up dans des cadres plus institutionnels sans dénaturer l’initiative ?
  • Qui doit être porteur de ces dynamiques ? L’innovation sociale est-elle toujours portée par des initiatives citoyennes ? Quel rôle pour les collectivités publiques ou des acteurs privés dans la génération de ces dynamiques?  
  • Si le local est le lieu par excellence d’émergence de l’innovation sociale, il se pose la question de l’essaimage et/ou de la montée en échelle des initiatives porteuses d’innovation sociale.

Afin d’illustrer ces propos et d’amorcer une démarche réflexive quant à la posture des centres sociaux avec ce concept “d’innovation sociale”, nous parlerons des journées nationale de l’ANDASS (Association Nationale des Directeurs de l’Action Sociale et de Santé) auxquelles nous avons pu participer afin d’offrir la possibilité aux professionnels qui nous lirons d’interroger leurs pratiques et leur point de vu.  

Ces journées, dont la thématique principale était: “l’innovation sociale : innover au rythme des usagers”, a réuni pour plusieurs jours de travail, d’écoute et d’échanges un nombre important d’acteurs, tous représentant un organisme, une structure d’ordre privée ou publique.  

L’un des premiers constats que nous pouvons dresser et qui est loin d’être anodin, puisqu’il interroge sur le sens même que les professionnels donnent à leurs “actions”, c’est la difficulté que les participants ont eu à répondre à la question : à partir de quand est-il possible de parler “d’innovation sociale”? Une question qui en elle-même démontre cette idée de “frontière”, de “barrière” à franchir pour faire basculer une action sociale dans le champs de l’innovation sociale.   

On remarque alors que dans le cadre d’un atelier où cette question est posée à l’ensemble d’un groupe pour un seul et même exemple, que des avis très mitigés se font sentir. Quand un groupe répondra “oui, il s’agit d’une innovation sociale”, l’autre répondra que “non”.

En revanche, tous se sont accordés à dire qu’il s’agissait pourtant bien d’une “innovation”. Toute la nuance se trouve ici, dans la subtilité des mots employés.

Une “innovation” n’est pas nécessairement une “innovation sociale”. Au regard de ces professionnels, l’action présentée pouvait effectivement être perçue comme innovante, puisqu’elle présentait une manière nouvelle d’exploiter des ressources et des outils, mais ceux-ci n’étant pas nouveaux il ne pouvait s’agir d’une innovation sociale à part entière.  

C’est là toute la distinction entre ce qui tient de l’innovation sociale et de l’innovation organisationnelle.

Ainsi, est-ce que l’innovation sociale ,en tant que nouvelle pratique organisationnelle, constitue une « évolution naturelle des dispositifs d’accompagnement social ? ».

Dans le cadre de cet atelier, si l’on s’en tient aux discours rapportés: l’innovation se situerait dans “l’originalité” des réponses que l’on tente d’apporter à un besoin identifié.

Innover c’est proposer quelque chose de “nouveau”, cependant nous pouvons nous interroger sur ce raccourci.

Est-ce que quelque chose de nouveau est nécessairement une innovation ? Et, si oui, qu’est-ce qui distingue alors une innovation d’une invention? Les quelques définitions et approches proposées plus haut montrent l’importance des phénomènes d’appropriation dans les dynamiques de construction d’une innovation sociale. Ne serait-ce pas cette appropriation qui ferait la différence?

De plus, la question de la temporalité se pose. Autrement dit comment évaluons-nous l’obsolescence d’une dynamique ? Doit-on se placer dans des logiques de renouvellement perpétuels ? Et, dans ce cas, dans quelle mesure ce renouvellement ne tient t-il pas uniquement du discours ?

Comme mentionné précédemment, l’appropriation des dynamiques joue un rôle important dans le développement de l’innovation sociale, or, l’appropriation d’une dynamique s’inscrit dans le temps long. Alors, comment peut-on combiner des logiques de qualification reposant sur un temps court et la nouveauté avec l’efficacité et le sens de l’innovation sociale qui eux s’inscrivent dans un temps long?

Cette réflexion amène à s’interroger sur la place laissée à l’expérimentation, à l’innovation par le hasard et la sérendipité … Peut-on encore tester et échouer avant de mettre en place une dynamique ? Comment plaider pour un droit à l’échec, à l’expérimentation dans le développement d’initiatives tenant de l’innovation sociale face aux partenaires et financiers ?

Toutes ces questions nous amène à faire le lien entre les centres sociaux et leur lien étroit avec cette “pression” à l’innovation sociale. La structure en elle-même est-elle une innovation sociale ou l’a t-elle été ? En effet le centre social s’inscrit dans chacun des champs mentionnés précédemment: c’est une structure territoriale, avec un modèle économique mixte, une gouvernance élargie et travaillant à l’empowerment des habitants. Néanmoins, une innovation sociale à besoin d’être admise comme telle pour en être vraiment et pose alors la question de la reconnaissance et de la temporalité. Peut-être que le centre social a été une innovation au moment de son émergence mais que la normalisation de la structure en fait un élément commun du paysage. Peut-être que la dimension d’innovation sociale doit, aujourd’hui, se trouver dans les actions et activités développées et portées par les centres sociaux plus que dans la nature même de la structure. De plus, les centres sociaux présentent l’atout majeur de travailler, par nature, avec des habitants/citoyens. Nous avons pu constater que malgré l’intitulé de la journée nationale de l’ANDASS , il y avait très peu d’usagers présents et que cette implication est un défi majeur à la mise en place des dynamiques participatives.   

En terme de positionnement dans l’”innovation sociale” les centres sociaux doivent faire face à quelques problématiques:

  • la difficulté de combiner les échéances des financements et le temps de développement des initiatives (Une posture de projection est nécessaire avant même d’avoir entamé la démarche d’action).
  • la reconnaissance de leur originalité d’action
  • la production de mesure d’impact, de résultats pour convaincre
  • trouver une place pour l’expérimentation des projets des habitants,   

Ainsi, le positionnement des centres sociaux et socioculturels (et ceci vaut certainement pour d’autres structures) dans cette démarche d’innovation sociale est loin d’être acquise, les centres sociaux doivent composer avec des attentes exigeantes dans le cadre singulier qui est le leur.

Enfin, pour conclure, nous vous proposons cette citation de l’intervention de Mme Rossignol, Ministre des familles de l’enfance et des droit des femmes, à propos de l’innovation dans les centres sociaux.

Je plaide pour le droit à l’échec. On ne peut pas tout à la fois vous demander d’innover, accompagner vos innovations, vous aider à les réaliser et en même temps avoir à l’égard de l’innovation les mêmes exigences que l’on a l’égard des dispositifs bien rodés, bien huilés. L’innovation suppose une part d’échec.”   

Mme Rossignol, Ministre des familles de l’enfance et des droit des femmes, JPAG Angers Novembre 2016


Schumpeter, J.A. (1975), Capitalism, Socialism, and Democracy, New-York, Harper & Row Publishers (première édition 1942). DOI : 10.4324/9780203202050

Veblen, Thorstein (1970), Théorie de la classe de loisir (traduit de l’anglais), Gallimard, Paris.

CHAMBON, Jean-Louis, Alix DAVID et Jean-Marie DEVEVEY (1982), Les innovations sociales. Paris : Presses Universitaires de France. Collection Que sais-je.

Rollin J., Vincent V. (2007), Acteurs et processus d’innovation sociale au Québec, Réseau québécois en innovation sociale, Université du Québec.

Institut Godin (2013) L’innovation sociale en pratiques solidaires. Emergence, approches, caractérisation, définition, évaluation. document en ligne : http//www.institutgodin.fr/Is-InstitutGodin.pdf


Shani Galand & Juliette Michel

 

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